Aux temps de l'absurdie

Le 22/05/2024

Dans Humeurs

Il y a très longtemps, je m'interrogeais sur l'intérêt pour les pays de se développer. Etait-on plus heureux dans un pays développé que dans une société tribale ?

La vie est plus facile aujourd'hui

 

Le grand sujet à la mode au temps où j'étais étudiant était celui du développement des pays pauvres. Et moi, déjà, je me demandais si le bonheur était plus grand dans nos pays prétendument  civilisés que dans les pays dits sous-développés, et qui vivaient encore, en grande partie, comme les sociétés primitives.

Alors oui, la vie est plus facile aujourd'hui.
L'espérance de vie a explosé sous l'effet des progrès de la médecine, de l'hygiène, et de l'alimentation.
Bien des corvées sont allégées, nos habitations nous protègent des intempéries et des animaux sauvages, les transports nous amènent au bout du monde en quelques heures,  les assurances en tous sens sont censées nous protéger des risques les plus fréquents, la souffrance, qui était une fatalité appréhendée avec inquiétude, est combattue le plus souvent victorieusement.
Le droit est censé prévaloir sur la seule force, il protège les faibles et répare les torts. Sauf dans les états théocratiques, les superstitions ne pèsent plus sur la marche des sociétés.
Le progrès technique, qui avance en pas de plus en plus grands, réduit les travaux pénibles et peu valorisants, nous dégage du temps.
Notre monde est confortable, douillet, et nos ancêtres de tous temps seraient bien étonnés du degré de confort et de facilitation des choses de la vie auquel nous sommes parvenus. 

 

Et pourtant!

Pourtant nous râlons tout le temps, exprimons constamment notre insatisfaction et notre peur du lendemain, pestons contre un monde déshumanisé et déshumanisant, au point que nous nous retournons souvent vers un passé idéalisé heureux que nous opposons à un présent malheureux.

Parce que de quelques centaines de milliers d'habitants, la planète est passée à sept milliards aujourd'hui, et onze milliards en 2050. 
Parce que la vie autrefois en petits groupes solidaires et organisés se déroule aujourd'hui dans des mégalopoles monstrueuses, où règnent inégalités, violence, misère, inconfort, pollution, difficultés de se mouvoir, solidarité en berne, et perte de contact avec la nature. C'est le règne du chacun pour soi, du "marche ou crève", où l'autre est un concurrent ou un ennemi, et presque toujours un danger.
Parce que l'urbanisation galopante crée un enfer pour une part toujours plus grande de la population, sous l'effet des bouchons, lot de toutes les grandes villes du monde, des bidonvilles où s'entasse la misère du monde, et qui en entoure un grand nombre, et pour les plus favorisés, des heures perdues dans les transports collectifs ou individuels. L'air y est devenu dangereux à respirer. Les habitants ne s'y connaissent pas, on peut y mourrir sur les trottoirs dans l'indifférence des passants, pour qui l'inconnu engrange un réflexe de peur.

Parce que, sous l'effet de l'égoïsme du capitalisme, le travail a perdu tous son sens, abaissant le  travailleur à une simple variable d'ajustement dans la gestion des coûts. C'est évident depuis le 19ème siècle pour les travailleurs réputés injustement non qualifiés, c'est vrai aussi maintenant pour les cadres, dont les tâches sont délocalisées comme les autres, et qui ont intérêt à mettre un mouchoir sur leur conscience quand il s'agit de mettre en oeuvre un plan social dans l'intérêt du seul actionnaire, ou de promouvoir des produits qu'il sait nocifs pour la planète et les consommateurs. Dès cinquante ans, on nous fait sentir qu'on est moins désirable, que l'avenir est derrière nous. Plus difficiles sont les promotions et les formations. Et pourtant on vit de plus en plus vieux et en meilleure santé, justifiant qu'on retarde l'âge de départ à la retraite.
Parce que le paysan n'est plus que le sujet manipulé des groupes chimiques de l'agro-industrie, perdant le contact qui était l'attrait de son métier avec la nature, les plantes, les bêtes. Parce qu'il s'empoisonne avec tous les anti machin chose qu'on lui impose pour rester compétitifs, au mépris de sa conscience quand il y a maltraitance des animaux et danger sanitaire pour le consommateur.

Tout ça pour ça !

 

Alors, au moins, on aurait pu espérer que sous l'effet d'un monde plus douillet, de l'accroissement des connaissances, de quelques phares de l'Humanité comme les Lumières, l'homme se serait assagi, et l'esprit de conquête et de domination rangés dans les placards de la préhistoire.
On aurait pu espérer que l'Art élèverait les âmes de tout un chacun. 
On aurait pu espérer que la science détache l'homme de ses pulsions primaires de domination. 

Même pas ! La guerre, le fanatisme, l'intolérance, sont présents partout, et ni la dissuasion nucléaire ni les cataclysmes des deux grandes guerres du 20ème siècle ne suffisent à calmer les ardeurs de l'âme humaine. La science est récupérée pour assouvir la cupidité des uns, et l'Art est entre les mains de faux mécènes pour donner bonne conscience aux uns et aux autres.
On sait que la croissance conduit la planète à sa perte. Mais comme tous nos modèles reposent sur des économies en croissance, on continue. On sait que la guerre entre des puissances suréquipées amènera un désastre comme on n'en a encore jamais vu. Mais on continue la course aux armements, à vendre les armes les plus sophistiquées à qui veut bien en payer le prix, on continue à se provoquer, jusqu'au round final inéluctable.

L'homme a créé un monde absurde, où la haine reste un moteur essentiel de son action, avec comme conséquence inéluctable sa destruction totale.

Tout ça pour ça ?